«L’affaire du blé pourri, celle des déchets italiens, le marché des masques conclu dans la période de la première phase de la crise sanitaire, les biens confisqués de l’ancien régime, les avoirs spoliés sous Ben Ali, le scandale de la fameuse banque franco-tunisienne, la crise des banques publiques, le rapport falsifié de l’IVD dont la présidente est accusée d’être impliquée…, tous sont des crimes qui menacent la pérennité de l’économie nationale», affirme Badreddine Gammoudi, président de la Commission de la réforme administrative et la lutte contre la corruption à l’ARP.
Dix ans déjà ! Et la révolution tunisienne, aussi inachevée soit-elle, n’a pas encore atteint ses objectifs. A bien des égards, le bilan est peu reluisant. La crise politique a engendré une récession économique, sur fond de tensions sociales exacerbées ayant touché, sans exception, toutes les régions. Nafti Houla, président du Forum tunisien de la souveraineté nationale (Ftsn), a qualifié cette décennie d’injuste et sombre. «Pire, notre décision souveraine a été gravement hypothéquée», a-t-il fustigé, lors d’une conférence de presse tenue au siège du Snjt à Tunis, au cours de laquelle il a fait le point de la situation post-14 janvier 2011.
Qu’est-ce qui a changé, depuis ? «Absolument rien. On touche le fond, en quelque sorte. Aujourd’hui, le pays est surendetté, il est soumis à la pression des lobbies, il frôle l’abîme et il va droit au mur», juge-t-il. Cela nous rappelle, selon lui, la période de vaches maigres durement vécue avant et après l’indépendance de la Tunisie moderne. Et s’il croit en la révolution, l’homme met toutefois en cause la gestion des gouvernements successifs qui n’ont guère porté le germe du changement. «Printemps arabe, dîtes-vous !»
Pour lui, il s’agit plutôt d’une « ère gâchée», vu qu’elle a été «détournée par des forces contre-révolutionnaires et leurs complices étrangers dont notamment des ONG, destouriens et d’autres parties aux idéologies islamistes ». M. Houla aspire encore à un vrai printemps tunisien. Activiste politico-syndicaliste et nationaliste, sa devise est la défense de la souveraineté de la décision nationale.
Les maux d’un Etat
«Pourquoi la révolution n’a-t-elle pas porté ses fruits ?», s’interroge Jameleddine Ouididi, économiste et expert en développement. «Un tel échec est dû, en partie, au fait que les raisons qui ont amené la révolution n’ont pas été suffisamment analysées. Et la suite n’a pas été mieux pensée pour savoir avancer. «Dix ans après, la dignité et l’emploi ne sont qu’un rêve inachevé», déplore-t-il. De même, le modèle social et économique n’a pas été révisé. «On a continué la même démarche, sous la houlette de l’Union européenne qui nous avait promis, lors de la conférence de Deauville en 2011, autant de crédits», rappelle-t-il. Et d’ajouter que la politique monétaire adoptée par la Banque centrale a beaucoup impacté l’économie nationale. Son autonomie financière proclamée a dû causer de l’inflation et des perturbations au niveau de la balance commerciale.
Autre cause et non des moindres, la corruption à tous les étages. Et là, Badreddine Gammoudi, président de la commission parlementaire de la réforme administrative et la lutte contre la corruption, s’est étalé sur plusieurs dossiers suspects qui continuent à ronger l’Etat et saper la marche de la transition démocratique. Et la liste est encore longue. Partant du blé pourri illégalement importé, jusqu’à la récente affaire des déchets venus de l’Italie, le député a pointé du doigt de hauts commis de l’Etat, des magnats et des réseaux mafieux. «Cela nous a édifiés sur la faiblesse de l’administration tunisienne et l’absence d’une volonté politique de réforme », relève-t-il, indiquant qu’il n’y a aucun contrôle fait sur les produits agroalimentaires importés. L’affaire du blé pourri, celle des déchets italiens, le marché des masques conclu dans la période du Covid, les biens confisqués de l’ancien régime, les avoirs spoliés sous Ben Ali, le scandale de la fameuse banque franco-tunisienne, la crise des banques publiques, le rapport falsifié de l’IVD dont la présidente est accusée d’être impliquée…, tous sont des crimes qui menacent la pérennité de l’économie nationale.
L’agriculture n’a pas été aussi épargnée par ces crimes de corruption. Le président du syndicat agricole de Bizerte, Imed Adhour, a soulevé une question aussi importante et sensible que l’autosuffisance agricole. Il est allé jusqu’à demander à redéfinir le statut de l’agriculteur et le rôle qui lui incombe.
En guise de solutions !
Cela étant, la prolifération des intrus et des intermédiaires sur le marché a contribué à la hausse des prix à des niveaux excessifs. Qu’il s’agisse du secteur laitier, de la viande rouge ou celui des fruits et légumes, le coût de revient ne correspond pas à celui de la production. «L’éleveur demeure le maillon faible de la chaîne», se plaint-il. On assiste à une marginalisation systématique de l’agriculteur, du fait de l’amplification du rôle de l’intermédiaire qui domine les différentes activités agricoles. «L’intermédiaire est un produit de l’Etat et il est soutenu par des mafieux corporatistes», dénonce-t-il encore. Et d’ajouter que tout cela vise à étouffer notre rôle en tant que petits éleveurs, alors que ce corps représente 80% du taux de la production nationale. Ces difficultés et ces comportements spéculatifs ont eu certes des retombées sur l’offre et la demande. L’Aleca, accord de libre-échange complet et approfondi, lui, aurait dû porter à l’agriculteur tunisien un véritable coup de grâce, fait-il remarquer, en conclusion.
En guise de solution, Kamel Sakri, membre dudit Forum, a plaidé pour un deuxième mouvement de libération nationale. L’objectif, à l’en croire, est de restituer la souveraineté nationale et donner leur chance aux catégories sociales longtemps exclues, afin de créer et de produire. Bref, le droit des Tunisiens à disposer d’eux-mêmes.